Entretien avec Ibrahima MANE Journaliste et politologue Première partie
Le Professeur El Hadj MBODJ rentre d’une mission d’études de près de 5 ans de la République Démocratique du Congo. Dans ce pays, il a participé au montage constitutionnel et institutionnel dans le cadre d’une mission pour la communauté internationale très impliquée dans la sortie de crise de ce géant de l’Afrique qui revient d’une longue guerre civile.
Le Professeur El Hadj MBODJ rentre d’une mission d’études de près de 5 ans de la République Démocratique du Congo. Dans ce pays, il a participé au montage constitutionnel et institutionnel dans le cadre d’une mission pour la communauté internationale très impliquée dans la sortie de crise de ce géant de l’Afrique qui revient d’une longue guerre civile. De retour au Sénégal, cet éminent universitaire agrégé de droit public et de science politique, constitutionnaliste de renom, expert en ingénierie et montage institutionnels et politiques, dans un entretien exclusif avec Ibrahima MANE, journaliste et politologue, fait un bilan critique certes mais objectif des institutions et des pratiques politiques du régime de l’alternance intervenue au Sénégal le 19 mars 2000.
L’universitaire revient sur la riche actualité juridique et politique de ces cinq dernières années. Dans ce long entretien qui sera diffusée en deux parties, il revient sur les avancées et reculs de la démocratie au Sénégal. En prenant des exemples concrets comme l’implication du chef de l’Etat dans la campagne pour les législatives du 29 avril 2001, l’amendement Moussa SY, la loi EZZAN, la prolongation du mandat des députés et le couplage des élections, la mise en accusation par la majorité parlementaire libérale du Premier ministre Idrissa Seck, la levée de l’interdiction du vote des militaires et des corps paramilitaires, la suppression de l’ONEL au profit d’une CENA qui peine à trouver ses marques et, enfin, les velléités de suppression du second tour de l’élection présidentielle.
Pour le professeur MBODJ l’heure est grave parce qu’on est à moins de neuf mois des élections générales qui seront couplées pour la première fois depuis la réforme consensuelle du code électoral en 1993. Il sonne le tocsin car, au-delà de l’homme de science, c’est le citoyen et militant des droits de l’homme qui s’exprime ici.
1. Quels sont, selon vous Professeur El Hadj MBODJ, les avancées et les reculs de la nouvelle Constitution sénégalaise adoptée par référendum en 2001 ?
La Constitution sénégalaise du 22 janvier 2001 a été élaborée et adoptée par le peuple sénégalais suite à l’alternance démocratique intervenue le 19 mars 2000. L’alternance, faut-il le rappeler, est l’expression même de la vitalité démocratique d’un régime politique en ce sens qu’elle est un test très important de la capacité d’un régime politique à survivre à ses fondateurs, à travers la succession au sommet de l’Etat de leaders et de programmes politiques, souvent aux antipodes de ceux qui, antérieurement, détenaient le pouvoir. A titre d’illustration, la 5ème République française fut l’œuvre de la droite et en 1958 elle n’était certainement pas conçue pour intégrer dans son fonctionnement la gauche, en particulier les communistes. Si François Mitterrand fut un implacable pourfendeur de la 5ème République et de ses institutions, je vous renvoie à cet égard à son célèbre pamphlet anti-gaulliste « Le coup d’Etat permanent » paru en 1965, pourtant en 1981 alors que certains théoriciens spéculaient sur la mort de la 5ème République et l’avènement de la 6ème République, Mitterrand s’est, quant à lui, bien adapté aux institutions mises en place par ses adversaires politiques ; de ce point de vue, il a très bien revêtu le manteau institutionnel pourtant cousu par ses adversaires, les fondateurs de la 5ème République. Non seulement la Constitution du 4 octobre 1958 n’a pas été abrogée et remplacée, mais elle a connu très peu de modifications sous la présidence d’un François Mitterrand auréolé par les sondages intervenus dix ans après sa mort du titre de meilleur président de la 5ème République. Si j’ai tenu à faire cette première digression, c’est que le parcours du Président Wade me paraissait, à certains égards, similaire à celui de l’opposant François Mitterrand. Pratiquement comme ce dernier, il a passé plus d’un quart de siècle de sa vie à s’opposer à un régime qui, néanmoins, lui aura permis d’accéder au plus haut sommet de l’Etat à la suite d’élections transparentes, loyales et démocratiques. Il aurait pu, à notre avis, tresser des lauriers à un régime qui lui aura administré jusqu’à sa mise à mort la preuve de sa nature démocratique, même si cette démocratie demeurait perfectible à maints égards.
L’alternance, contrairement à ce que beaucoup de gens croient, ne vise pas à détruire le régime politique existant mais plutôt à le consolider. De ce point de vue, elle est certainement conservatrice et stabilisatrice dans la mesure où elle administre la capacité d’un régime à dépasser dans le temps les hommes et les femmes qui l’animent temporairement.
Je rappelle que lors d’une interview accordée au quotidien national « Le Soleil », le 25 mars 2000, juste avant l’investiture du nouveau président, en tant que militant et acteur de la démocratie ayant contribué personnellement, comme membre de l’Observatoire National des Elections (ONEL), à la transparence des élections à travers la gestion des dossiers aussi sensibles que les trafics des pièces d’état civil à Thiès et les cartes d’électeur imprimées en Israël, j’avais eu à saluer le choix que le peuple sénégalais avait souverainement exprimé lors du second tour de la présidentielle, et à me réjouir de l’avènement à la tête de l’Etat d’un opposant, de surcroît juriste et qui, très certainement à mes yeux, ne devrait pas tordre le cou au droit pour diriger le pays.
Or, ce droit et les valeurs qui le sous-tendent vont très vite être malmenés et, ceci, le jour même de l’investiture du nouveau président lorsqu’à la place de l’hymne national de la République, il a fait jouer un hymne personnel dépourvu de toute base légale ou conventionnelle.
Mais la rupture la plus grave et préjudiciable à l’histoire constitutionnelle fut la mise à mort de la Constitution du 7 mars 1963 et son remplacement par la Constitution du 22 janvier 2001. Cette rupture était, à vrai dire, inopportune dans la mesure où la nouvelle Constitution, dans son contenu, n’a fait que reprendre l’essentiel des dispositions de l’ancienne Constitution. Les innovations introduites qui malheureusement sont à l’origine des dérives présidentialistes, néo-patrimonialistes et autres pratiques dévoyées, auraient pu être introduites dans le dispositif constitutionnel à travers une simple révision ; ce qui aurait laissé en place la Constitution du 7 mars 1963 qui, à ce moment, était la plus ancienne de toutes les constitutions jusqu’ici en vigueur en Afrique subsaharienne. On peut dire, qu’à l’instar du vin, la Constitution se bonifie avec l’âge. Et voilà, tout d’un coup, on passe d’un statut de doyen à un statut de benjamin alors que rien, mais vraiment rien, ne justifiait, encore une fois, la mise à mort d’une Constitution qui aura subi l’épreuve du temps et des crises, et permis tout au moins à ses détracteurs d’arriver pacifiquement et démocratiquement au pouvoir.
Ces considérations faites, pour revenir sur les avancées de la nouvelle Constitution, elles ne me paraissent être ni significatives, ni même originales. L’on s’est simplement contenté de hisser au rang constitutionnel des dispositions qui figuraient déjà dans les lois de la République, telles par exemple, le code de la famille ou les libertés d’expression ou de manifestation. L’on aura également constitutionnalisé le statut de l’opposition ; ce qu’au demeurant, j’avais proposé au Président Diouf dans mon rapport sur le statut de l’opposition et le financement des partis politiques. Cependant je remarque qu’il y a des reculs comme la possibilité constitutionnellement reconnue au Président de la République d’être en même temps chef de parti ; ce qui lui permet de contrôler l’Assemblée nationale qu’il transforme en institution de légitimation mécanique de sa politique.
2. Au-delà des avancées et reculs de la nouvelle Constitution, l’on aura remarqué comme vous l’aviez dit lors d’un précédant entretien, l’absence de concertation et de consensus de toute la classe politique, je rappelle que certains partis avaient appelé à voter NON ou à s’abstenir…
Vous avez tout à fait raison, car la procédure d’élaboration de la nouvelle Constitution met en relief une absence de concertation et une volonté de son initiateur d’imposer une perspective unilatéraliste qui détonne par rapport à l’élégance républicaine dont avait su faire preuve son prédécesseur, le Président Abdou Diouf qui, à chaque fois que de besoin, invitait l’opposition à désigner des experts pour prendre part aux travaux des commissions cellulaires permettant des débats contradictoires, au moment de l’élaboration des textes. Son successeur, lui, a préféré, pour sa part, exclure toute voie discordante, privilégiant l’unanimisme autour du projet du chef suprême.
Il n’est pas surprenant, dans ces conditions, que cette Constitution vienne couronner la vision unilatérale du projet de société distincte de celle qui avait été pensée par toutes les forces politiques – CA 2000 comme code 2000- qui avaient soutenu au second tour de la présidentielle de 2000, la candidature du leader de l’opposition face au Président Diouf. Pour illustrer cette rupture programmatique, le Front pour l’Alternance – FAL-, je le rappelle avait proposé au point 3 de son programme la mise en place d’un régime parlementaire, transférant ainsi le pouvoir exécutif au gouvernement dirigé par un Premier ministre responsable devant l’Assemblée nationale qui elle-même est investie d’un véritable pouvoir de contrôle et de sanction de l’action gouvernementale. Le tout face à un Président de la République investi de son coté d’un véritable pouvoir de régulation, d’arbitrage et de protection de l’indépendance nationale et de l’intégrité du territoire national.
Or, le projet de Constitution, expression d’une véritable pensée unique et unilatérale, mettra en place un régime qui est aux antipodes du régime parlementaire. J’ai eu à attirer l’attention des acteurs politiques et de l’opinion publique sur ce qui me paraissait être une véritable escroquerie intellectuelle et politique, consistant à cacher les véritables desseins présidentialistes des nouveaux gouvernants, en qualifiant le nouveau régime de « régime parlementaire rationalisé » (sic!). L’histoire nous aura donné raison, à partir du moment où tout le monde, du Président de la République à ses experts constitutionnalistes, qualifie froidement le nouveau régime de « régime présidentiel » voire même « présidentialiste », administrant ainsi la preuve de la perfidie qui avait, hélas, sous-tendu tout le processus de montage de la Constitution du régime de l’alternance.
3. Du point de vue des reculs dont nous parlions tout à l’heure, ne pourrait-on pas affirmer que la forte implication partisane du chef de l’Etat dans le jeu politique, on l’a vu en certaines occasions, est de nature à porter de graves atteintes à l’institutionnalisation de la démocratie dans notre pays ; certains allant même jusqu'à comparer le chef de l’Etat à un véritable monarque républicain …
Vous avez parfaitement raison, monsieur Mané, le régime de l’alternance est véritablement en deçà des attentes du peuple qui était en droit d’attendre plus de la part d’un chef d’Etat qui n’est ni de la première génération des pères fondateurs, ni de la seconde génération des chefs d’Etat autoritaires. Logiquement le Président de l’alternance fait partie de la troisième génération des chefs d’Etat africains de la troisième vague de la démocratisation, arrivés au pouvoir conformément à un ordonnancement constitutionnel et électoral démocratique. Ce Président devrait être au-dessus de la mêlée, en évitant de s’impliquer dans les contingences politiques pour apparaître comme « un chef d’Etat normalisateur », à l’instar d’un François Mitterrand qui aura normalisé la 5ème République ou d’un Nelson Mandela qui a balisé les difficiles premiers pas de la nouvelle Afrique du Sud démocratique. Ce chef d’Etat de la troisième génération, ne peut être un pur et simple démiurge, voulant coûte que coûte construire de ses propres mains, à lui tout seul, l’histoire de son pays, en faisant tabula rasa de tout ce qui existait avant lui.
Si les sénégalais, comme les français et les sud-africains, ont porté un juriste à la tête de l’Etat, ce n’est pas pour assister impuissants à un processus de démantèlement de l’Etat de droit et de dépérissement de la démocratie. Ainsi, force est de constater des attitudes, comportements et pratiques qui ne militent pas du tout en faveur de la démocratie dans notre pays. Rappelez-vous de la demande d’explication que le Président de la République avait servie au Conseil constitutionnel lors des législatives de 2001, le fameux amendement Moussa Sy qui prenait le contre-pied d’un projet de loi avec un objet précis, la mise en accusation de l’ancien Premier ministre Idrissa Seck, au mépris de la procédure aménagée par la Constitution, la prolongation de la législature pour faire des économies au moment où l’on apporte financièrement son appui au processus électoral mauritanien.
Voilà autant de graves coups portés à la démocratie et qui pourraient, à l’avenir, inspirer des gouvernants mus par la volonté de conserver, à tout prix, quoi qu’il puisse en coûter, un pouvoir démocratiquement acquis. J’y ajoute les déclarations du genre « je ne le mettrai pas en prison » sont d’une gravité telle que dans certains pays, comme la RDC, elles peuvent entraîner une mise en accusation pour haute trahison du chef de l’Etat sous le chef d’accusation de violation intentionnelle de la Constitution laquelle proclame solennellement l’indépendance du pouvoir judiciaire vis-à-vis, entre autres, du Président de la République.
4. Revenons sur les différents actes posés par le pouvoir de l’alternance et que vous venez de passer rapidement en revue. Quels commentaires pouvez-vous faire de l’implication du Président de la République dans la campagne électorale lors des législatives de 2001, malgré l’interdiction du Conseil Constitutionnel dirigé alors par Youssoupha NDIAYE ?
Il faut se rappeler que les tenants de l’alternance démocratique du 19 mars 2000 s’étaient pendant longtemps battus contre l’omnipotence du Président de la République. En proposant dans leur programme un régime parlementaire, ils entendaient certainement faire du Chef de l’Etat un arbitre au-dessus de la mêlée, même si par ailleurs une majorité parlementaire lui était indispensable pour la mise en œuvre de son programme politique par un gouvernement dont il impulserait l’action. Même si en France, l’on a vu les Présidents Valery Giscard d’Estaing lors des législatives de 1978, Fançois Mitterrand lors des législatives de 1986 et même Jacques Chirac avec la dissolution malheureuse de 1997 s’inviter subtilement dans la campagne électorale ; ils le faisaient cependant avec beaucoup de retenue, en se gardant bien de descendre ouvertement sur le terrain.
Tirant prétexte de la possibilité qui lui est reconnue par la nouvelle Constitution de cumuler les statuts de chef de l’Etat et de chef de parti, le Président de la République allait s’impliquer directement dans la campagne pour les élections législatives du 29 avril 2001, en mettant à la disposition de la coalition qui le soutenait son effigie ainsi que sa propre personne alors que, n’étant pas la tête de liste de la coalition « Sopi », il devait s’interdire d’intervenir dans la campagne électorale. Le Conseil constitutionnel saisi à cet effet par l’opposition censura une telle attitude suscitant immédiatement l’ire du Président de la république qui, non content d’exprimer publiquement et par écrit son opposition à la décision du juge constitutionnel, servit au Président du Conseil constitutionnel une véritable demande d’explication de la motivation de la décision judiciaire prise.
A l’époque, dans une interview au quotidien « l’Info » du 19 mars 2001, j’avais dénoncé une véritable « mise à mort de l’Etat de droit ». La décision du Conseil constitutionnel est revêtue de l’autorité de la chose jugée ; ce qui, en conséquence, doit s’imposer à tous les pouvoirs publics, comme le dispose expressément la Constitution. La meilleure attitude pour un démocrate soucieux de l’Etat de droit consiste à se plier aux décisions de la justice, même lorsqu’elles lui sont défavorables. Que la plus haute autorité du pays se permette de contester ouvertement une décision de justice, en exigeant une demande d’explication au tribunal, est une dérive extrêmement dangereuse pour la démocratie et l’Etat de droit. Une telle attitude de sa part, est de nature à décrédibiliser les institutions de la République, en particulier, le pouvoir judiciaire qui est en principe indépendant, et peut couvrir le lit de l’incivisme. Pour contourner la décision du Conseil constitutionnel, les documents de propagande de la coalition « Sopi » furent confectionnés avec la silhouette ombragée de MOM (lui) sur la liste avec l’acronyme WAD.
Sur la décision elle-même, le Conseil constitutionnel avait juridiquement raison sur toute la ligne. Tout d’abord, l’article 48 du code électoral interdit l’impression de toute photo autre que celle du candidat tête de liste sur le bulletin de vote. Or le Président de la République n’est ni candidat, ni a fortiori tête de liste.
Sur un autre plan, les partisans du chef de l’Etat n’ont pas manqué de relever que la descente du chef de l’Etat dans l’arène législative n’était pas formellement prohibée par la Constitution, et qu’en conséquence est autorisé tout ce qui n’est pas explicitement interdit. Nous nous trouvons là aussi face à une vision latitudinaire extrêmement dangereuse de l’Etat de droit avec des interprétations qui, d’exceptions en exceptions, vident la règle de toute sa portée. Le respect du principe d’égalité des candidats devant le suffrage se traduit par l’interdiction de l’utilisation des attributs, symboles et institutions de la République, au premier rang desquelles le Président de la République, incarnation de l’unité nationale, à des fins de propagande électorale partisane. En cas, d’insuffisances ou de lacunes de la Constitution, l’on se réfère aux valeurs républicaines dans la mesure où la Constitution ne pouvait pas tout prévoir.
J’ai eu l’honneur de faire partie de la Commission cellulaire mise en place par le Président Diouf en février 1997 pour organiser la concertation entre les partis politiques en vue d’améliorer le système électoral sénégalais qui avait proposé des modifications, lesquelles allaient aboutir à la création de l’Observatoire National des Elections (ONEL) par la loi du 8 septembre 1977 portant modification du code électoral. Nous avions eu à débattre sur l’utilisation des symboles, emblèmes, armoiries, drapeau national à des fins de propagande électorale. L’institution présidentielle est un patrimoine commun de la République ; elle n’est la propriété d’aucune faction ou portion de composants particularistes de la République.
Encore une fois, la loi ne peut tout régir, son complément c’est l’enracinement de la culture démocratique ; ce qui renvoie à des valeurs, attitudes et comportements intériorisés. A la Commission cellulaire, nous avions beaucoup discuté, au moment du toilettage du code électoral, du contenu de la disposition interdisant l’utilisation des symboles, institutions et armoiries de la République. Fallait il entrer dans les détails et lister tous les interdits, ou bien se contenter de grandes lignes, le reste faisant appel à la sagesse et au bon sens des acteurs politiques. Si aucune interdiction de l’effigie ou de la photo du Président de la République ne figure expressément dans la Constitution, c’est parce qu’il ne pouvait pas venir à l’esprit du législateur d’imaginer qu’un jour arriverait où un Président de la République en exercice allait se comporterait en candidat partisan aux élections législatives.
Pouvait-on, au demeurant, envisager la situation où Abdou Diouf, chef de l’Etat, se mettait à changer les règles du jeu au moment de son déroulement, face à Abdoulaye Wade, alors leader de l’opposition. Quelle aurait été la réaction de ce dernier face à l’implication du premier dans la campagne pour les élections législatives, face à une loi amnistiant des criminels d’un juge constitutionnel dans l’exercice de ses fonctions votée par sa majorité socialiste ? Aurait-il enfin accepté de prolonger le mandat des parlementaires ou, comme on lui en prête l’intention, de changer le mode de scrutin pour l’élection présidentielle. Wade, leader de l’opposition, n’aurait, à coup sûr, pas laissé passer de telles réformes aux effets déstructurant pour le système politique, comme c’est le cas actuellement.
5. Toujours dans la boulimie de chamboulements du pouvoir libéral, on a vu la mise en place de délégations spéciales à la tête des collectivités suite au fameux amendement du député Moussa SY. Que pensez-vous de cet acte ?
Encore une fois, « la méthode du bulldozer » a été utilisée par la majorité libérale, tordant le cou, une fois de plus au droit. Le mandat des élus locaux devant normalement arriver à terme en 2001, le Pouvoir libéral qui venait de sortir du référendum du 7 janvier 2001 et des élections législatives du 29 avril 2001, se trouvait dans l’impossibilité d’organiser des élections pour le renouvellement du mandat des élus locaux. Un projet de loi adopté par le Gouvernement placé sous la coupole du chef de l’Etat, chef de la coalition majoritaire à l’Assemblée nationale, ayant pour unique objet la prolongation du mandat des élus locaux, fut à cet égard déposé sur le bureau de l’Assemblée. Alors que la procédure législative atteignait sa vitesse de croisière, tel un cheveu tombé dans la soupe, un amendement portant sur la mise en place de délégations spéciales à la tête de toutes les collectivités locales fut déposé par le député Moussa Sy et adopté mécaniquement sans état d’âme par la majorité libérale.
Sans s’appesantir sur l’opportunité politique de la prorogation ou de la mise en place des délégations spéciales, se posait au strict plan du droit la question de la validité juridique de l’amendement considéré comme un mécanisme de la procédure législative, contrairement à l’amendement dans le droit américain qui pose pour sa part le problème de la révision constitutionnelle. En droit parlementaire, l’amendement vise à améliorer la qualité d’un texte en discussion. Ainsi, lorsque l’amendement est présenté dans le cadre d’un projet ou d’une proposition de loi, il ne doit pas être dépourvu de liens avec l’objet du texte en discussion. La jurisprudence constitutionnelle française qui sert également de source d’inspiration à la jurisprudence sénégalaise est constante sur ce point. En plusieurs circonstances, le juge constitutionnel français n’a pas hésité à censurer des amendements dépourvus de tout lien ou dépassant l’objet du texte en discussion. Je peux citer à cet effet à titre d’exemples les décisions Tour Eiffel en 1985, l’amendement Séguin en 1987, ou la décision portant règlement du Sénat 7 novembre 1990. Dans toutes ces décisions le juge a insisté sur les, limites inhérentes à l’exercice d’un droit amendement.
Accessoirement à la question de la nature de l’amendement, se posait la question de la recevabilité d’un amendement parlementaire ayant pour conséquence d’augmenter les charges publiques en omettant de prévoir des ressources compensatrices. La violation de cette obligation avait justifié, entre autres, le rejet de l’amendement du député Ndiadiar Sène voté par l’ancienne majorité socialiste faisant passer le nombre des députés de 120 à 140.
Alors que tout militait en faveur de l’annulation de la loi avec, à la clé, une invitation adressée par le Conseil constitutionnel au législateur à se mouvoir dans le cadre des procédures et mécanismes prévus par la Constitution, le juge constitutionnel sénégalais devait valider la loi tout en occultant complètement la question de la validité de l’amendement eu égard aux limites qui lui sont inhérentes. Sur la question de la recevabilité de l’amendement Moussa SY eu égard aux dépenses nouvelles engendrées sans contrepartie, le Conseil constitutionnel a semblé avoir donné raison au point de vue défendu par l’avocat Me Cabibel Diouf qui, dans une contribution très engagée en faveur du pouvoir publiée dans la presse avec une copie glissée dans mon casier à la salle des professeurs et adressée à « l’opposant viscéral d’Abdoulaye Wade » (sic !) a opportunément procédé à une distinction entre les dépenses nationales et les dépenses locales (sic !) ; ces dernières n’étant pas concernées par la Constitution … Avec une telle vision réductrice des amendements de nature financière, la porte est ouverte désormais à toutes les dérives, dénaturations et détournements des procédures législatives à des fins purement partisanes.
A suivre