INVITE D’AGORA Le Pr. El Hadj MBODJ

Les sénégalais sont très nombrilistes, à commencer par leur cher Président, Me Abdoulaye Wade, qui estime que leur pays est le plus démocratique d’Afrique. Pourtant, en lisant cet entretien que nous avons eu avec le professeur MBODJ, ils se rendront compte des graves retards du Sénégal en matière de démocratie lorsqu’il est comparé à des pays africains sortis d’une longue période d’instabilité.

INVITE D’AGORA Le Pr. El Hadj MBODJ

Le Pr El Hadj Mbodj, expert Constitutionnaliste Entretien avec « Le Témoin », N° 806 du Mardi 12 Decembre 2006

 

Les sénégalais sont très nombrilistes, à commencer par leur cher Président, Me Abdoulaye Wade, qui estime que leur pays est le plus démocratique d’Afrique. Pourtant, en lisant cet entretien que nous avons eu avec le professeur MBODJ, ils se rendront compte des graves retards du Sénégal en matière de démocratie lorsqu’il est comparé à des pays africains sortis d’une longue période d’instabilité. Les sénégalais sont très nombrilistes, à commencer par leur cher Président, Me Abdoulaye Wade, qui estime que leur pays est le plus démocratique d’Afrique. Pourtant, en lisant cet entretien que nous avons eu avec le professeur MBODJ, ils se rendront compte des graves retards du Sénégal en matière de démocratie lorsqu’il est comparé à des pays africains sortis d’une longue période d’instabilité.Ces pays considérés comme des « néo-démocratiques », qui n’ont connu ce système démocratique qu’il y a peu de temps, ont chaussé des bottes de sept lieues et connaissent des avancés démocratiques remarquables en comparaison du Sénégal qui vit son expérience démocratique actuelle depuis 1974. 

 

Tirant les leçons du dérives du pouvoir autoritaire du Président Mobutu Sésé Seko, qui avait abouti à l’effondrement de l’Etat, la classe politique congolaise a mis en place, de manière consensuelle, une nouvelle Constitution qui aménage de véritable gardes fous à de possibles dérives autoritaires de la part d’un Président qui, plus qu’ailleurs, est en Afrique un véritable monarque républicain. Le Président Congolais est tenu de faire un listing de l’ensemble de ses biens et ceux de sa famille avant l’exercice de son mandat et à la fin. 

 

Tout cela se fait dans un pays qui connaît un pluralisme médiatique véritablement effectif, avec l’existence de plus de 35 chaînes de TV privées (il n’existe qu’une au Sénégal) plus de 145 stations FM privées et plus 250 quotidiens et périodiques. Le tout sous la houlette d’un organisme indépendant de régulation En ce qui concerne les élections qui sont le moment nécessaire à tout système démocratique, les 26 millions électeurs congolais ont été inscrits sur les listes électorales -avec la possibilité d’obtenir le même jour de leur inscription, une carte électorale numérisées (au Sénégal avec moins de 2 millions d’électeurs, les difficultés demeurent immenses et les listes électorales sont loin d’être mises en jour )- toujours sous le contrôle d’une Commission électorale indépendante(CEI), le ministère de l’Intérieur n’intervient que pour assurer la sécurité le jour du vote.

 

Le Témoin : Comment en est-on arrivé à ce miracle que constitue cette Constitution congolaise démocratique après 40 ans de dictature du Maréchal Mobutu et 5 ans de guerre civile ?

 

Pr. El Hadj Mbodj : j’ai eu la chance historique de prendre part activement au règlement de la crise congolaise qui, au plan de l’infrastructure normative, est en voie de trouver une issue démocratique heureuse avec notamment la programmation pour le 18 juin prochain des élections législatives et présidentielles qui vont marquer la fin de la transition politique. 

 

Celle-ci, faut il le rappeler, a commencé véritablement le 20 Avril 1991 avec la tenue de la conférence nationale souveraine et a connu son point culminant en avril 2003 avec la signature à Sun City, en Afrique du Sud, des instruments juridiques fondamentaux endossant l’accord global et inclusif signé le 17 décembre 2002 à Pretoria et la Constitution de la transition signé à Pretoria le 6 mars 2003. J’ai eu le privilège de coordonner l’équipe d’experts des Nations unies qui ont eu à travailler avec leurs collègues experts des entités et composantes du dialogue inter congolais. 

 

C’est à ce titre que j’ai eu à prendre part à la rédaction des instruments juridiques fondamentaux qui ont permis d’installer la RDC dans une situation transitionnelle qui, en principe, ne devait pas dépasser 36 mois. Juste après l’installation du régime de la transition, l’Union européenne devait m’offrir l’opportunité de continuer cette mission entamée depuis Sun City, en me recrutant comme expert juridique et Constitutionnaliste pour accompagner l’œuvre normative devant déboucher sur des élections transparentes et dont les résultats par conséquent seraient incontestables J’ai eu donc à ce niveau, à participer au montage institutionnel de la Commission électorale indépendante (CEI) qui, dotée d’une base constitutionnelle, est chargée de l’organisation en toute impartialité et en toute indépendance du référendum devant marquer l’avènement de la troisième République démocratique du Congo et des élections pour la désignation des animateurs des nouvelles institutions. 

 

A ce titre, recruté comme expert juridique, je fus affecté au Parlement dans le cadre du projet « Appui juridique au Parlement de la transition » Dans le cadre de ce travail, j’ai pu participer au processus d’élaboration des lois essentielles pour la sortie véritable de la crise, en particulier la loi sur l’identification et l’enrôlement des électeurs celle sur la nationalité, le projet de Constitution, la loi référendaire, et la loi électorale.

 

Quelles sont les grandes avancées de la Constitution congolaise par rapport à la notre ?

 

Je m’efforcerai, en tant que universitaire et spécialiste en ingénierie institutionnelle, d’apporter une appréciation objective écartant tout subjectivisme pouvant résulter de mon exclusion du processus d’élaboration de la Constitution sénégalaise du 22 janvier 2001 et ma forte implication dans la dynamique constitutionnelle congolaise. Les différences fondamentales sont non seulement de fond mais aussi de forme.

 

Sur le plan de la procédure d’élaboration, il est à relever la fermeture du processus sénégalais qui contraste avec l’ouverture de la démarche congolaise. La Constitution sénégalaise a été écrite par cinq personnes qui n’ont écouté qu’une seule et unique voix : celle de leur commanditaire. Les autres acteurs, même alliés, ont été simplement invités à faire parvenir par écrit leurs contributions et donc à émettre des avis qui n’engageaient pas le père fondateur de cette Constitution. 

 

A l’opposé, le Président Congolais était, lui, exclu du processus Constitutionnel qui fut l’œuvre du Sénat. Lequel a élaboré l’avant projet de Constitution qui fut ensuite transformé en projet de Constitution devant être soumis à l’approbation du peuple. Les institutions ont travaillé d’arrache pied de février 2004 au 13 mai 2005 avec les experts nationaux et internationaux dans le cadre de séminaires et ateliers constituant le prélude à la rédaction du texte Constitutionnel. 

 

J’ajoute que pour la détermination des options fondamentales - nature du régime, forme de l’Etat, découpage territorial- les sénateurs ont ratissé tout le pays pour recueillir les avis de tous les acteurs sociaux. On peut dès lors considérer que le processus constitutionnel est fortement empreint d’un consensualisme certain, contrairement à l’unilatéralisme qui aura caractérisé la démarche entreprise au Sénégal au lendemain de l’alternance.

 

Sur le fond, la Constitution congolaise du 18 février 2006 s’intègre dans la troisième génération des Constitutions africaines de la décennie 1990-2000 marquée par la renaissance des droits fondamentaux traditionnels, mais aussi l’arrivée de nouveaux droits sans oublier la limitation du pouvoir présidentiel qui n’est plus omnipotent. 

 

Une attention particulière est accordée à la parité homme femme qui est un objectif constitutionnel dont la mise en œuvre est garantie par l’Etat aussi bien au sein des institutions nationales, provinciales que locales. Concernant la forme de l’Etat, on constate une très forte décentralisation tirant les leçons du passé et de l’immensité du pays, et surtout répondant aux attentes des unitaristes et fédéralistes, chacun voulant tirer la couverture de son coté. 

 

L’autonomie juridique s’accompagne également d’une autonomie financière avec, notamment, la création d’une caisse nationale de péréquation en vue d’assurer et de corriger les déséquilibres financiers entre provinces. En outre, la part des recettes à caractère national allouée aux provinces est retenue à la source à hauteur de 40% des recettes collectées au niveau des différentes provinces. Un tel mécanisme réduit les disfonctionnement de l’Etat prébendier et rentier africain. Pour nous sénégalais, on pourrait réfléchir à ce type de mécanisme pour trouver une solution en Casamance.

 

Pour le régime politique, la nouvelle République congolaise instaure un régime d’équilibre entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, et un équilibre au sein de l’exécutif avec un Président de la République arbitre, mais aussi garant de la continuité de l’Etat et de l’indépendance nationale, à coté d’un Premier ministre issu de la majorité parlementaire, chargé de déterminer et de conduire la politique de la nation. 

 

Ce qui est remarquable, c’est qu’il est beaucoup plus peinard d’être chef de l’Etat au Sénégal qu’à la RDC du fait des conditions statuaires draconiennes dans lesquelles se trouve le Président congolais. Il est obligé de déclarer sa fortune, y compris celle de son épouse, de ses enfants mineurs et même celle de ses enfants majeurs à la charge du couple. Il y est tenu dans les 30 jours suivant son élection, autrement, il est considéré comme démissionnaire ! Une fois les biens déclarés, leur liste est transmise à l’administration fiscale. Dans les 30 jours suivant l’expiration de son mandat, s’il ne déclare pas sa fortune, si la déclaration est frauduleuse ou s’il y a un soupçon d’enrichissement illicite, la juridiction répressive est immédiatement saisie. 

 

Parlant justement de la responsabilité du chef de l’Etat, nous savons qu’au Sénégal, il n’existe qu’un seul cas où la responsabilité du chef de l’Etat peut-être mise en jeu, c’est celui bien chimérique de la « haute trahison » qui, au demeurant, ne fait l’objet d’aucune définition. 

 

La haute trahison est laissée à l’appréciation du Parlement qui, dans notre pays, est contrôlé par la majorité mécanique statutairement dirigée par le chef de l’Etat. En RDC, la haute trahison a un contenu bien déterminé par la Constitution qui envisage les cas de violation intentionnelle de la Constitution, d’atteinte grave aux droits de l’homme ou de cession d’une partie du territoire national. Le constituant congolais a imaginé d’autres cas non envisagés par son homologue sénégalais. 

 

En RDC, la responsabilité du Président peut être engagée, notamment lorsque son comportement personnel est contraire aux bonnes mœurs ou lorsqu’il est reconnu « auteur », « coauteur » ou « complice » de malversations, de corruption ou d’enrichissement illicite. 

 

Ajoutons que le « délit d’initié » plane sur le siége du Président congolais lorsqu’il fait usage des informations ne soient connues du public ou lorsqu’il profite des renseignements qui ne seraient jamais divulgués pour des opérations d’achat ou de vente d’actions. Lors de nos travaux, j’ai eu à souligner que le sort du Président Congolais n’était pas enviable comparé à celui d’autres Présidents africains.

 

Sur la loi électorale, le Sénégal réputé « terre de vieilles urnes » connaît des difficultés alors que la néo-démocratie congolaise semble être sur le chemin de l’inscription de plus de 26 millions d’électeurs. Et ce encore une fois alors qu’au Sénégal, nous constituons à peine 2 millions d’électeurs inscrits. Pourquoi ces difficultés ?

 

Force est de constater malheureusement qu’en l’an 2000, le système électoral sénégalais était à la cime des systèmes démocratiques africains dans la mesure ou il a eu à administrer la preuve de son opérationnalité et de son efficacité démocratique avec l’alternance. Seulement, depuis l’avènement du nouveau régime dit de « l’alternance », il y a eu une entreprise de déstructuration du tissu électoral sénégalais, avec entre autres le refonte total du fichier électoral qui ne permet plus, au moment où je vous parle, d’organiser des élections le cas échéant au Sénégal et un renforcement de l’administration électorale placée sous la coupole du ministre de l’Intérieur qui est un membre influent de la majorité Présidentielle. Enfin la réforme de la Cena n’a accouché que d’une souris car il n’y a aucune différence de nature entre l’Onel et la Cena. En outre, cette dernière est financièrement étouffée. Elle n’est pas en mesure de veiller au bon déroulement du processus électoral. Je ne peux manquer de déplorer la légèreté avec laquelle on joue avec le calendrier électoral en essayant de banaliser les élections qui sont l’âme même de la République. Ces tares, on ne les trouve point en RDC où le ministère de l’Intérieur est exclu du processus électoral, sauf en ce qui concerne la sécurisation des élections. Ce qui n’a pas empêché la bonne tenue de référendum et surtout la maîtrise par la CEI des opérations d’identification et d’enrôlement qui sont des préalables à la confection d’un fichier électoral fiable et sincère. La RDC a été la première République africaine à numériser les cartes d’électeurs qui sont délivrées séance tenante aux électeurs inscrits ! Enfin, il y a eu l’engouement et l’adhésion des Congolais au système électoral avec l’inscription de plus de 26 millions d’électeurs, contrairement à notre pays où l’enrôlement est comme saboté par les autorités qui sont en train de banaliser des élections qui leur auront pourtant permis d’arriver régulièrement au pouvoir en 2000.

 

En plus de cette avancée électorale, il y a eu dans ce pays sorti d’une dictature de presque 40 ans, la réalité vivante d’un pluralisme médiatique qui s’exprime par l’existence de 35 chaînes privées de TV, plus de 145 chaînes FM privées et près de 250 quotidiennes et périodiques, selon les chiffres communiqués par le Président de la haute autorité des médias. On est vraiment très loin du monopole public de ce que vous appelez vous-même « rien Tous les Soirs » (RTS) et de l’omnipotence outrancière du Président et de sa famille politique à la télévision alors qu’en RDC, on peut rester plus de 15 jours sans voir apparaître le Président KABILA à la télévision. Les débats dans les médias et au Parlement sont également d’un niveau très élevé car il est exigé du parlementaire congolais au moins le baccalauréat. Voilà où est la véritable différence.

 

Propos recueillis par Ibrahima Mané Politologue-Journaliste au "Témoin"