Entretien avec La Gazette Deuxième partie
« Je ne comprends pas la volonté du pouvoir d’interdire aux médias privés de diffuser les résultats des élections »Dans cette deuxième partie de l’interview, le professeur El Hadji Mbodj revient sur les relations heurtées entre presse et pouvoir. Il analyse également les nouvelles dynamiques institutionnelles en Afrique.
« Je ne comprends pas la volonté du pouvoir d’interdire aux médias privés de diffuser les résultats des élections »
Dans cette deuxième partie de l’interview, le professeur El Hadji Mbodj revient sur les relations heurtées entre presse et pouvoir. Il analyse également les nouvelles dynamiques institutionnelles en Afrique.
La Gazette du 01 Février 2010…www.lagazette.sn
Comment analysez-vous les relations difficiles entre la presse et le pouvoir, vous qui avez été membre du Haut Conseil de l’Audiovisuel ? Comment vous voyez l’avenir des médias au Sénégal ?
Les médias privés ont été parmi les véritables artisans de la transparence de la présidentielle de 2000. Je me rappelle, qu’à cette période, le Haut Conseil de l’Audiovisuel dont j’étais membre avait instruit aux médias de ne diffuser que les résultats proclamés par les structures appropriées. Grande fut donc notre reprise, lorsqu’à la fin des opérations de vote, les médias privés commencèrent à diffuser, en direct, les résultats, mettant l’instance de régulation devant le fait accompli. Depuis lors, il semble que ce précédent a engendré une coutume de diffusion des résultats bureau de vote après bureau de vote, commission de recensement après commission de recensement jusqu’à la proclamation officielle des résultats définitifs. A ce titre, les médias auront grandement contribué à asseoir la transparence dans le processus électoral et, en conséquence, à minimiser les risques de proclamation de résultats factices alors que le scrutin se poursuivait. Le pouvoir issu de l’alternance aura été, comme il est loisible de le constater, le principal bénéficiaire de cette excellente couverture médiatique des élections.
Alors, je ne comprends pas du tout, mais alors pas du tout, cette volonté exprimée par le pouvoir issu de l’alternance d’interdire aux médias privés de diffuser les résultats officiels affichés par les bureaux de vote. A l’instar de tous les observateurs avertis, j’attire l’attention du ministre de l’Intérieur, à propos de la diffusion des résultats, sur le fait que s’il ne revient pas aux médias de proclamer les résultats, le fait de porter à la connaissance du public des résultats déjà proclamés et affichés dans chaque bureau de vote ne peut nullement mettre en cause la régularité juridique des élections.
C’est vous dire qu’actuellement, il y a un notable recul de la liberté d’expression et d’information au Sénégal. La CNRA a fini d’administrer la preuve de son impuissance à amener le service public de la radio télévision à respecter le principe de l’équilibre dans le traitement de l’information politique. La RTS est devenue une véritable caisse de résonnance et de propagande au service d’une seule personne et de sa famille alors qu’elle n’était aussi instrumentalisée avant l’alternance.
De manière générale, à propos des menaces qui pèsent sur l’indépendance et la liberté de la presse au Sénégal, on peut observer une stratégie pernicieuse de noyautage de la presse privée avec la floraison d’une « presse privée du pouvoir » culminant avec la volonté du pouvoir en place de créer une radio télévision du Sopi au moment même où il refuse la licence d’exploitation d’une chaine de télévision à des patriotes entreprenants comme Youssou Ndour malgré les colossaux investissements consentis au prix d’immenses sacrifices. Osons espérer que cette radio télévision Sopi sera le prélude d’une ouverture totale du champ médiatique aux autres formations politiques ou à des entrepreneurs indépendants.
Toujours dans ce registre, on peut observer les attaques, menaces et agressions que vivent quotidiennement les animateurs des médias privés qui ne partagent pas les mêmes valeurs que le pouvoir en place, ou cette nouvelle stratégie d’étouffement de certains groupes de presse, la diabolisation de certains journalistes dont le seul défaut reproché est d’avoir mis à nu les tares, insuffisances et autres dérives du régime en place. La stratégie de déstructuration des normes et valeurs démocratiques a profondément porté atteinte au champ médiatique dont il nous faut ici saluer le courage, et le patriotisme de nombre de ses acteurs.
Comparé aux avancées notables connues par des pays comme le Mali, le Bénin, et même la Mauritanie, est-ce que le Sénégal n’a pas été dépassé en termes d’institutionnalisation de la démocratie ?
Je soulignais tantôt que notre pays qui, dans les années 1980, était considéré en Afrique comme un îlot de démocratie dans un océan de dictature, voire même une « véritable exception démocratique », avait reculé au moment même où d’anciennes dictatures sont devenues des références démocratiques. Notre pays, vous avez raison, se retrouve de nos jours tout-à-fait dépassé en termes d’institutionnalisation de la démocratie. Je prends l’exemple des multiples manipulations constitutionnelles ainsi que l’instrumentalisation subséquente des institutions sans oublier la destruction du système électoral avec des modifications souvent unilatérales au mépris des engagements internationaux souscrits en matière de démocratie. Je pense à ce propos au Protocole additionnel de la CEDEAO interdisant les modifications substantielles non consensuelles à six mois des élections. La non gouvernance s’est purement et simplement substituée à la mal gouvernance chronique.
Le mythe de l’exception sénégalaise, de la « vitrine démocratique », en a pris un sacré coup avec une opposition qu’on cherche à étouffer, des contrepouvoirs inefficaces, des institutions manipulées, une démocratie dérégulée, bref, une véritable politique de « la terre brulée » visant à rendre en définitive le pays ingouvernable après l’épisode libéral.
Vous êtes un des acteurs des transformations institutionnelles et démocratiques en RDC, au Togo, en Mauritanie et récemment en Côte d’Ivoire, quelles leçons tirez-vous de ces expériences ?
Une appréciation positive. Pour prendre l’exemple de la République démocratique du Congo, ce pays est aujourd’hui sorti des crises cycliques de légitimité qui le minaient depuis son accession à la souveraineté internationale, avec l’adoption de la Constitution du 28 février 2006 faisant suite à une transition positive instaurée par l’Accord global et inclusif de Sun City du 17 décembre 2002. Depuis lors, des élections, organisées dans la transparence, ont permis de doter la RDC, pour la première fois, de représentants investis d’une légitimité électorale incontestée. Un arsenal législatif a été adopté par un Parlement légitime, ce qui a permis au régime politique congolais de se doter d’un statut de l’opposition, d’une législation sur le financement des partis politiques, d’une loi organique procédant à une décentralisation effective du pays avec des provinces investies d’un pouvoir législatif exercé par une Assemblée provinciale composée de députés élus et d’un pouvoir exécutif confié à un gouverneur de province élu par les députés provinciaux. Enfin, le président de la République et le Ministre de la Justice ne siègent pas au Conseil supérieur de la magistrature qui exerce le pouvoir de nomination, d’administration et de sanction des magistrats, en l’absence de toute ingérence du pouvoir exécutif. Je vous laisse apprécier un tel ordonnancement constitutionnel.
En ce qui concerne, le Togo et la Mauritanie, voilà deux pays qui ont enclenché un processus de normalisation démocratique qui s’est traduit par la tenue d’élections régulières et transparentes conformément aux standards internationaux.
Pour la Cote d’Ivoire, ce pays est en train de préparer avec l’accompagnement de la communauté internationale, de véritables élections de sortie de crise. Des retards ont certes été enregistrés dans le déroulement du processus électoral ivoirien, mais ils sont liés à l’épineuse question de la nationalité que le contentieux de la liste électorale devrait contribuer à résoudre.
La plupart de ces pays disposent d’un système électoral consensuel avec une Commission électorale indépendante qui organise les élections en l’absence de toute ingérence du ministère de l’Intérieur, comme au Togo et en Côte d’Ivoire. Exceptionnellement, la commission supervise et contrôle effectivement les élections, comme c’est le cas en Mauritanie où la CENI, placée sous la direction d’un représentant de l’opposition lors de la présidentielle du 18 juillet 2009, ce qui a notablement contribué à renforcer sa neutralité par rapport au pouvoir exécutif, est dotée de pouvoirs lui permettant d’infléchir en cas de besoin, certaines positions de l’administration électorale.
Au total vous remarquerez que dans ces pays les modifications constitutionnelles ne peuvent unilatéralement être imposées par un chef d’Etat omnipotent. Le jeu électoral peut ainsi se dérouler en toute la transparence à la satisfaction générale des acteurs et des observateurs politiques. Autant de vertus démocratiques qui ont disparu du paysage politique sénégalais.
Il est de plus en plus question dans certains pays de « certification » des élections. Qu’est-ce que cela veut dire ?
La certification électorale est une novation remarquable récemment introduite dans le dispositif électoral international dans le but de mieux renforcer la légitimité électorale. Elle a été expérimentée pour la première fois par les Nations Unies au Timor Oriental (East Timor) en 2007, puis ensuite au Népal en 2008.
La certification des élections de sortie de crise en Côte d’Ivoire, qui est une première en Afrique, répond à une demande des parties ivoiriennes signataires de l’Accord de Pretoria de voir les Nations Unies accompagner le processus électoral de sortie de crise. A cette invite, le Conseil de sécurité devait répondre par la Résolution 1765 adoptée le 16 juillet 2007 qui, en son paragraphe 6, confie au Représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies en Cote d’Ivoire, Son Excellence CHOI Young-Jin, un mandat de certification de ces élections de sortie de crise.
Seulement, à la différence du Timor Oriental et du Népal où l’ONU devait certifier des élections qu’elle avait organisées, en Côte d’Ivoire elle devra certifier des élections qu’elle accompagne sans les organiser, car l’organisation des élections est une compétence exclusive de la Commission électorale indépendante. Il s’agira pour le Représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies de certifier que tous les stades du processus fourniront toutes les garanties nécessaires pour la tenue d’élections ouvertes, libres, justes et transparentes conformes aux standards internationaux pour aider la Côte d’Ivoire à sortir des crises multiformes auxquelles elle est confrontée depuis plus d’une décennie.
Une autre Résolution du Conseil de sécurité, adoptée le 29 juillet 2008, circonscrit les étapes du processus devant faire l’objet d’une certification explicite. Il s’agit essentiellement de la publication de la liste électorale qui est une étape cruciale du processus électoral et des résultats des élections. La certification est implicite pour les autres aspects du processus électoral. Cinq (5) critères cadres de la certification ont été retenus par le Certificateur en concertation avec les acteurs politiques ivoiriens et le Facilitateur, le Président Blaise Compaoré. A l’intérieur de ces critères cadres, vingt-un (21) indicateurs ont été retenus. Les 5 critères cadres sont la paix, l’inclusion de tous les citoyens qui ont le droit de figurer sur la liste électorale ou qui sont éligibles, les médias d’Etat qui doivent être impartiaux et accessibles équitablement et également aux candidats, la liste électorale et les résultats qui ne devront plus être remis en cause une fois certifiés.
L’Union africaine comme la CEDEAO dans le sillage des Nations Unies insistent dorénavant sur le renouveau constitutionnaliste et démocratique des pays africains. Quelle évaluation faites-vous de toute cette dynamique ?
Les organisations continentales et régionales investissent de plus en plus le champ de la démocratisation des régimes politiques africains après le constat d’échec de la voie autoritaire expérimentée au lendemain des indépendances. Durant toute cette période, l’OUA s’était abstenue de jeter un regard sur le fonctionnement interne des Etats membres au nom du sacro-saint principe de la non ingérence dans les affaires intérieures des Etats et avait plutôt consacré toute son énergie à relever des défis communs au continent, comme le démantèlement des derniers vestiges du colonialisme et de l’apartheid en Afrique australe et la question cruciale de la lutte pour le développement économique du continent africain.
Avec la remise en cause des systèmes politiques autoritaires et l’avènement de nouvelles démocraties dans les années 1990, l’OUA/UA a cru devoir accompagner ce tournant historique dans le but d’aider les Etats et les peuples africains à mieux ancrer et intégrer la culture, les valeurs, les règles et principes de la démocratie à travers de nombreuses déclarations et décisions . Je peux citer, entre autres, la Déclaration d’Alger sur la protection et les libertés fondamentales et les droits de l’homme et le renforcement des institutions démocratiques de juillet 1999, la Déclaration de Durban, sur les principes régissant les élections démocratiques en Afrique en 2000, la Déclaration de Lomé du 12 juillet 2002 sur le cadre pour une réaction de l’UA aux changements anticonstitutionnels de gouvernement et, tout récemment, la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance de 2007.
Ce dynamisme institutionnel s’est traduit dans la pratique par des prises de positions sans équivoque de l’organisation continentale, longtemps considérée comme un syndicat des chefs d’Etat. Désormais l’UA condamne ouvertement l’impunité, les assassinats politiques, les actes de terrorisme et rejette tout changement anticonstitutionnel de gouvernement ainsi que tous les procédés mettant en cause l’alternance démocratique.
Plus près de nous, la CEDEAO apparaît comme la Communauté économique régionale la plus intégrée de notre continent dans le domaine de la démocratie et de la bonne gouvernance, même si les processus électoraux semblent mieux maitrisés dans les Etats de la SADEC. Ces derniers n’ont pas encore signé la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance alors que les 15 Etats de la CEDEAO l’ont signée et un Etat (Sierra Leone) est en voie de finaliser son processus de ratification. Dans notre sous-région, le protocole additionnel de la CEDEAO fait peser sur les Etats signataires l’obligation de respecter l’Etat de droit et le déroulement sincère et loyal des processus électoraux.
Nous venons de passer en revue les différents instruments juridiques continentaux et régionaux condamnant sans réserve les procédés antidémocratiques de prise du pouvoir mais aussi de conservation du pouvoir par des moyens extra constitutionnels.
Pendant que ces instruments peinent à être ratifiés comme la Charte de la démocratie des élections et de la gouvernance qui à ce jour n’aura été ratifiée que par la Mauritanie et l’Ethiopie, en attendant le dépôt par la Sierra Leone des originaux des instruments de ratification, d’autres en vigueur, à l’instar du Protocole additionnel de la CEDEAO, sont souvent allégrement violés par ses signataires, comme c’est le cas chez nous.
Il semble que la pratique est en train de prendre le dessus sur les vœux pieux et autres déclarations d’intention avec des prises de position des organisations continentales et surtout régionales qui honorent les démocrates africains. Que ce soit au Togo dans la période suivant le décès du Président Eyadema, et aujourd’hui au Niger mis au banc de la communauté internationale et dans la Guinée de Moussa Dadis Camara. La CEDEAO n’a pas des moyens de coercition à la hauteur de ses ambitions, mais par ses condamnations de principe et l’instauration d’embargos, elle peut décourager dans le futur ces pratiques. qui conduisent inéluctablement à une nouvelle vague dans l’évolution des régimes africains où les militaires sont au pouvoir.
Certes, s’il y a encore des coups d’état, les putschistes sont de nos jours sur la défensive, contrairement aux années qui ont suivi les indépendances où le coup d’état était le principal moyen de dévolution du pouvoir. Même légitime dans une certaine mesure lorsqu’il débloque une situation, les auteurs des coups d’Etat ne sont tolérés par la communauté internationale que dans la mesure où ils s’engagent à restaurer rapidement l’ordre constitutionnel à la suite d’élections démocratiques.
En définitive, les récentes prises de position de l’UA et de la CEDEAO sur les crises guinéenne et nigérienne sont autant de motifs de satisfaction et d’espoir pour la bonne marche démocratique de notre continent, même si les moyens ne sont pas toujours à la hauteur des ambitions de ces organisations.
Vous êtes souvent en mission à l’étranger, au-delà de la reconnaissance de l’expertise sénégalaise au plan international, n’avez-vous pas peur qu’on vous accuse de fuir votre pays, le Sénégal et ses difficultés ?
Je ne vois pas ce qui pourrait me pousser à fuir mon pays. Quoi que n’ayant pas manqué d’opportunités de faire carrière au plan international, j’ai préféré, pour ma part, avoir un pied sur place afin de faire profiter mes étudiants mes expériences vécues sur le terrain depuis bientôt une décennie. C’est pourquoi, j’ai préféré continuer à dispenser des enseignements à l’université. Je tiens, comme à la prunelle de mes yeux, à mes activités académiques.
En ce qui concerne mon pays, à chaque fois que l’occasion m’est offerte, j’ai exprimé mes opinions en toute objectivité avec rigueur et engagement. Je comprends que mon indépendance d’esprit et mon engagement en faveur la démocratie puissent déranger les adversaires mêmes de la démocratie.
En revanche ce que je déplore c’est que les riches ressources humaines du Sénégal qui ne sont pas mises à profit pour des raisons subjectives. Par exemple, il est paradoxal que le Sénégal cherche toujours un système électoral introuvable alors qu’il dispose même des ressources humaines appropriées pour bâtir le meilleur système électoral possible. Tout récemment, par exemple, lors d’une mission à l’ONUCI, l’occasion m’a été donnée d’y rencontrer d’éminents compatriotes, dont Abdou Latif Coulibaly qui avait en charge le volet « Médias » de la certification.
Réalisé par Ibrahima MANE
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1 Message
· « Je ne comprends pas la volonté du pouvoir d’interdire aux médias privés de diffuser les résultats des élections »
2 février 2010 13:10
Les raisons de cette volonté sont pourtant évidentes : voler ces élections.
Mais l’annonce "officielle" ne serait que le dernier volet de la supercherie : - impossibilité à des électeurs "suspectés" d’opposition de s’inscrire sur les listes ; - cartes électorales et lieux de vote multiples pour sympathisants du régime ; - achat de bulletins de vote de candidats d’opposition en sortie des urnes ; - achat de cartes d’électeur ; - processus falsifié de consolidation des résultats par bureau de vote...
La liste ne peut être exhaustive de ce que peuvent imaginer les délinquants du régime, dont certains n’ont aucune autre occupation (à défaut de travail).
Voler, toujours voler, tout ce qui peut l’être...
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Source : La Gazette du PAYS et du MONDE – N° 42 du 21 au 28 janvier 2010, pp.14-17
www.lagazette.sn lundi 1er février 2010