Les grandes interviews politiques du « TEMOIN »

Les grandes interviews politiques du « TEMOIN »

INTERVIEW : PROFESSEUR EL HADJ MBODJ, CONSTITUTIONNALISTE, PROFESSEUR TITULAIRE A L’UNIVERSITE CHEIKH ANTA DIOP

« Les coups d’Etat peuvent, dans certains cas, être salutaires pour débloquer une situation de crise risquant de mener à une guerre civile ! » 

Le professeur El Hadj Mbodj est un éminent constitutionnaliste et politiste, auteur de plusieurs travaux scientifiques sur le droit public et la science politique et également expert en ingénierie constitutionnelle institutionnelle. A ce titre, il a contribué à l’élaboration de textes de sortie de crise pour beaucoup de pays africains. Dans cette interview exclusive au « Témoin »,il fait le tour de l’actualité politique continentale en analysant longuement les crises nigérienne, ivoirienne, togolaise et guinéenne. Curieusement, ce démocrate semble comprendre les motivations profondes des putschistes nigériens qui donnent l’impression d’avoir débloqué la crise politique de leur pays causée par le despotisme du Président Mamadou Tandjan. C’est pourquoi, sans être un défenseur des putschistes, il s’étonne des réactions de la communauté internationale qui, en isolant Tandjan par des sanctions, aura contribué à précipiter sa chute. Malgré tout, et paradoxalement, elle a condamné le coup d’Etat.

El Hadj Mbodj qui a été au cœur des concertations sur le système électoral et médiatique sénégalais, sur le statut de l’opposition et le financement des partis politiques pendant plus d’une décennie, jette une lumière crue sur la situation politique du Sénégal où il met en lumière de nouveaux phénomènes comme l’échec du pouvoir aux élections locales de 2009, le renouvellement et le rajeunissement de la classe politique, le récent appel de Serigne Mansour Sy au dialogue et à la concertation entre le pouvoir et l’opposition, sans oublier le spectre d’une dévolution monarchique du pouvoir dans notre pays.

Interview exclusive.

Source : Le TEMOIN N° 990, Semaine du mercredi 03 au mardi 10 mars 2010, p.7

Email: letemoinhebdo@yahoo.fr


 

Le Témoin : La récente actualité politique sur le continent, c’est bien entendu le renversement de Mamadou Tandja, président du Niger, par un Conseil Suprême pour la Restauration de la Démocratie (CSRD), Conseil qui a également suspendu la très controversée constitution adoptée en août 2009 et dissous le gouvernement. Selon les putschistes, leur intention est « d’assainir la situation politique, réconcilier les nigériens ». Ils ajoutent « nous comptons organiser les élections, mais avant, il faut assainir la situation ».

 

Par rapport à cette situation, quelle analyse pouvez-vous faire aussi bien des soubresauts de la démocratie au Niger que de la récurrence des coups d’Etat sur le continent après « le printemps démocratique » des années 1990?

 

Professeur El Hadj Mbodj : Je vous prierais, avant tout, de m’autoriser à lire tous ces événements à la lumière des festivités prévues ici ou là pour commémorer le cinquantenaire de l’accession à la souveraineté internationale des pays africains. Une célébration qui intervient dans un contexte de recherche incessante et incertaine d’un système politique à la hauteur des aspirations et ambitions des peuples africains que, manifestement, les gouvernants n’arrivent pas encore jusqu’ici à satisfaire.

 

Le récent coup d’Etat militaire au Niger, paradoxalement salué par les démocrates et formellement condamné du bout des lèvres par les organisations et autres partenaires internationaux, semble confirmer la fatalité du destin tragique de la gouvernance démocratique dans les Etats post-coloniaux africains. En effet, ces derniers ont fini d’administrer la preuve que l’accession à la gouvernance démocratique semble toujours être une chimère pour des peuples souvent otages de politiciens cyniques qui ne leur présentent que le miroir glauque d’une démocratie institutionnelle de façade car, en réalité, factice.

 

Le Niger semble être un cas d’école des plus illustratifs de ce paradoxe, eu égard à son histoire politique très riche et si instructive. Il nous donne, dans le même temps, une occasion de repenser, voire de renouveler une certaine lecture jusqu’ici faite par les politistes du phénomène du coup d’Etat qui, même si dans l’absolu, est toujours anticonstitutionnel, peut cependant s’avérer salutaire, dans certains cas, pour dénouer des crises mortelles pour la sauvegarde de la démocratie et de ses institutions malmenées…

 

On a l’impression que depuis la fameuse Conférence nationale historique tenue du 29 juillet au 3 novembre 1992, le Niger, loin de faire des avancées démocratiques, se trouve dans une impasse. Comment donc analyser ce mal nigérien aux allures de coup d’Etat permanent ?

 

.Aussi troublant que cela puisse paraître, les différents coups d’Etat intervenus depuis que ce pays a renoué avec la démocratie pluraliste au lendemain de l’historique Conférence nationale de 1992, étaient, pour ainsi dire, empreints d’une certaine légitimité d’intensité variable selon les circonstances politiques du moment, lorsque nous faisons leur historique depuis 1996..

 

Faut-il rappeler que le coup d’Etat du 27 janvier 1996 du Colonel Ibrahim Baré Manaïssara qui avait renversé la 3ème République du Niger, prétendait contribuer à dénouer un blocage institutionnel qui était la résultante de l’incapacité des plus hautes autorités politiques du régime d’alors, le Président de la République Mahamane Ousmane et son Premier ministre, Hama Amadou, de laisser se dérouler régulièrement le jeu démocratique tel qu’il était circonscrit par la Constitution du 26 décembre 1992. En effet, dès les premières difficultés de la cohabitation provoquée par les résultats des élections législatives de 1995, les deux leaders de l’exécutif nigérien se sont détournés de la Constitution pour gérer anarchiquement le pays, chacun selon ses humeurs et intérêts du moment. Aussi, le coup d’Etat du colonel Baré Manaïssara se révéla-t-il salutaire aux yeux de beaucoup d’observateurs, pour éviter au pays les affres d’une paralysie progressive de l’Etat et des institutions.

 

De même, le tragique coup d’Etat du 9 avril 1999 du Commandant Daouda Malam Wanké contre le Général Manaïssara et sa quatrième République qu’il avait entre-temps instaurée, s’il avait choqué tous les démocrates et âmes sensibles du fait de son mode opératoire, allait largement contribuer à débloquer les ressorts d’un jeu politique ankylosé, car Manaïssara n’avait pas tenu toutes ses promesses, s’étant fourvoyé, à son tour, dans un despotisme prétorien très peu éclairé.

 

La Constitution de la 5ème République nigérienne, adoptée par référendum le 18 juillet 1999, avait réconcilié les leaders politiques qui, certainement, semblaient avoir tiré des leçons des expériences malheureuses de la 3ème République. Revenant aux grands équilibres institutionnels de 1992, elle semblait avoir connu un début d’application heureuse avec l’élection du Président Mamadou Tandja qui apparaissait avoir tout le profil et disposer de toutes les ressources d’un homme d’Etat en mesure de couver et de stabiliser le nouvelle République, compte tenu de sa double expérience politique et militaire –n’oublions pas que des militaires se sont révélés, dans l’histoire, comme d’excellents hommes d’Etat.

 

Seulement, grisé par le pouvoir à son tour, Tandja va rendre le plus mauvais service à la démocratie nigérienne en tentant de s’accrocher au pouvoir à tout prix, en piétinant la Constitution qui lui avait permis d’accéder au pouvoir et les grands principes fondamentaux du droit constitutionnel, avec notamment la dissolution arbitraire de la Cour constitutionnelle, à ses yeux trop peu soumise, et l’Assemblée nationale. Avec sa Constitution du 4 août 2009, taillée sur mesure adoptée par référendum pour se légitimer, qui sera condamnée par tous les acteurs politiques nigériens et les partenaires internationaux ainsi que par l’Union africaine et la CEDEAO, Tandja, restera sourd à tous les appels. Ainsi refusera-t-il, dans une logique suicidaire, toutes les initiatives de restauration de l’ordre constitutionnel démocratique. Dans cette mesure, il a raté l’occasion de laisser dans l’histoire de son pays l’image du premier président de la République à se retirer après avoir exercé son mandat conformément à la Constitution.

 

Qui plus est, en renversant l’ordre constitutionnel légitime sur les cendres duquel il s’est entêté à se construire un régime politique cousu sur mesure dans le but de prolonger son bail avec la présidence de la République de trois autres années, Tandjan s’est livré à des manipulations constitutionnelles visant à le maintenir illégitimement au pouvoir. Il entre ainsi dans le champ d’application des changements anticonstitutionnels de gouvernement proscrits par l’Union africaine. Il aura ainsi violé sa propre constitution, en même temps que les instruments juridiques internationaux condamnant toute manœuvre visant à porter atteinte à l’alternance démocratique.

 

Privé de toute légitimité constitutionnelle à partir du 22 décembre 2009, correspondant à la date d’expiration de son second mandat, le nouveau régime de Tandjan qui avait fait un coup d’Etat contre la 5ème République, pouvait dès lors s’attendre à être renversé à son tour par des procédés non constitutionnels. Aussi, le coup d’Etat du18 février 2010 du Chef d’escadron, Salou Djibo, aura-t-il été quasi unanimement qualifié de « salutaire », de « salvateur » et voire même de «démocratique ».

 

C’est en considération de tous ces développements que je m’étonne des condamnations formelles de ce coup d’Etat par l’UA, l’OIF ou la CEDEAO qui, paradoxalement, avaient instauré un cordon sanitaire de sanctions qui avaient fini de mettre le régime de Tandjan au banc des parias de la Communauté internationale.

 

C’est pourquoi, j’estime que les organisations internationales qui font du combat pour la démocratie et le développement leur véritable crédo devraient aller au bout de leur logique en faisant primer la légitimité démocratique sur une légalité très souvent instrumentalisée. C’est dans cette perspective que la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance signée en janvier 2007 par la Conférence des chefs d’Etat et de Gouvernement de l’Union africaine condamne ­toute accession au pouvoir par des procédés anticonstitutionnels.

 

La prudence légendaire de l’OUA se retrouve ainsi à l’UA dès lors qu’il s’agit de condamner les procédés anticonstitutionnels pour se maintenir infiniment au pouvoir par un chef d’Etat dont la légitimité temporelle est arrivée légalement à échéance. Il faut être réaliste et conséquent : on ne peut dans le même temps condamner les procédés anticonstitutionnels d’accession au pouvoir et mettre un voile pudique sur les mêmes procédés lorsqu’il s’agit de conserver le pouvoir. On ne peut en même temps vouloir une chose et son contraire!

 

J’ai eu le privilège de figurer parmi les « éminents experts » chargés de finaliser le projet de Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance et, à ce titre, j’ai été témoin des débats passionnés et épiques qui avaient retardé tout le processus d’adoption de cet instrument juridique de promotion de la démocratie dans notre continent. A cette occasion, dans les avant-projets de la charte, les procédés anticonstitutionnels de conquête du pouvoir étaient condamnés en même temps que tous les procédés utilisés par un gouvernement afin de se maintenir indéfiniment au pouvoir.

 

Comme vous le savez, les textes internationaux reposent souvent sur des équilibres précaires qui sont souvent l’expression d’une volonté de compromis ou de consensus qu’il faut sécréter à tout prix. Aussi, le point 5 de l’article 25 du projet de charte qui qualifiait de changement anticonstitutionnel de gouvernant «’tout procédé ou toute révision constitutionnelle visant à maintenir indéfiniment un gouvernement au pouvoir », fut-il euphémiquement réécrit dans une formulation trop générale condamnant simplement les procédés « portant atteinte à l’alternance démocratique ».

 

Je persiste cependant à croire que tous les procédés anticonstitutionnels de conquête ou de conservation du pouvoir doivent être proscrits. L’UA devrait, en conséquence, bien marquer la rupture d’avec la vision de l’OUA qui absolvait toutes les pratiques irrégulières de conservation du pouvoir politique, une fois celui-ci « capturé ». En d’autres termes, une fois arrivé au sommet de l’Etat, quel qu’en soit le mode d’accession, le « Syndicat des chefs d’Etat » qu’était l’OUA, vous garantit de ne plus jamais être déboulonné du pouvoir. Ce faisant, on s’apitoyait plus sur les personnes que sur les institutions, généralement reléguées au second rang lorsqu’il s’agit d’apprécier les changements de gouvernement.

 

Il y a eu une tentative de médiation drivée par l’ancien président du Nigeria, le général Abdousalami Abubakar et, semble-il, le président Abdoulaye Wade. Que pensez-vous de ces politiques de médiation ?

 

A nos yeux, la médiation préconisée par la CEDEAO et mise en œuvre dans une totale confusion est vraiment inopportune et inutile. Elle n’aboutira probablement nulle part pour la bonne et simple raison que la récente crise nigérienne n’est pas la résultante d’une fracture du tissu social ou politique, mais est plutôt la conséquence de l’entêtement d’un seul homme. Le problème actuel du Niger n’est pas constitutionnel, car il n’y avait rien à reprocher à la constitution abrogée par Tandjan, sinon qu’elle rendait impossible son maintien au pouvoir après deux mandats. En outre, l’initiative était propre à Tandjan qui, je crois, ne bénéficiait pas d’un soutien sans réserves de la totalité des dirigeants de son parti - le Mouvement national pour la société du développement (MNSD)- qui regorge par ailleurs de démocrates attachés au respect de l’ordre constitutionnel qu’ils avaient eux-mêmes contribué à instaurer en 1999.

 

La médiation suppose au préalable l’existence d’un conflit entre deux parties, ce qui n’est pas le cas dans l’exemple nigérien, car à partir du moment où Tandjan a été écarté définitivement du jeu politique, la médiation devient dès lors sans objet. Il convient plutôt d’aider les militaires à rétablir, de concert avec les forces démocratiques authentiques, l’ordre constitutionnel démocratique piétiné par le Président renversé qui constituait, selon nous, à lui tout seul, tout le problème du Niger. Ce pays semble plutôt être confronté au défi de l’ancrage d’une culture constitutionnelle par ceux-là mêmes chargés d’incarner la volonté nationale.

 

Un analyste d’un quotidien sénégalais observant le coup d’Etat nigérien, a émis la théorie d’une « doctrine Tandjan » qui permettrait d’absoudre les auteurs de coups d’Etat dès lors que les victimes avaient piétiné les constitutions démocratiques et tenté de se maintenir indéfiniment au pouvoir. Que pensez-vous de cette « doctrine Tandjan » ?

 

Sans être nécessairement un défenseur des coups d’Etat, je crois que le moment est quand même venu pour tous les démocrates de notre continent de procéder à une nouvelle lecture de ces phénomènes à la lumière de ce que l’analyste Momar Dieng du journal « Le quotidien » qualifie de « doctrine Tandjan ». Une lecture qui serait compréhensible à l’égard des putschistes renversant un chef d’Etat certes élu démocratiquement, mais ayant, par la suite, violé manifestement les lois de la démocratie, manipulé les institutions, foulé des pieds les règles acceptées du jeu politique pour se maintenir ad vitam aeternam au pouvoir.

 

La Communauté internationale a formellement condamné le putsch contre le régime de Tandjan, semblant ainsi absoudre ce dernier du coup d’Etat qu’il avait lui-même effectué contre la 5ème République nigérienne. Or, voyez-vous, il n’existe à nos yeux aucune différence entre un coup d’Etat mené de l’intérieur et un autre mené de l’extérieur.

 

En effet, de l’intérieur, un Président en fonction peut faire un coup d’Etat contre son propre régime. De ce point de vue, les exemples historiques foisonnent à souhait. En France, c’est par le coup d’Etat du 2 décembre 1851 que Louis-Napoléon Bonaparte mettait à mort la deuxième République dont il fut le premier et seul Président pour restaurer l’empire, passant ainsi du statut de Prince–Président à celui d’Empereur des français. Il en fut de même en Centrafrique du coup d’Etat du Maréchal Bokassa contre la République, le 4 décembre 1977, quand ce dernier s’intronisa Empereur.

 

Comme, il est loisible de le constater, de l’extérieur, le coup d’Etat se traduit par un renversement du Président en place.

 

C’est dire donc que le Président Tandjan avait fait un véritable coup d’Etat constitutionnel contre la 5ème République qu’il avait renversé et remplacé par une 6ème République. Sur ce point, il a été unanimement condamné par la communauté internationale qui, paradoxalement, semble le relégitimer à nouveau en condamnant sans réserves le coup d’Etat qui l’a écarté du pouvoir. Loin de condamner le coup d’Etat du chef d’escadron nigérien, la communauté internationale devrait plutôt encourager les nouveaux tenants du pouvoir à rétablir l’ordre constitutionnel renversé par Tandjan, précisément la constitution de la 5ème République afin de faire jouer les règles de la suppléance en vue de l‘élection d’un nouveau chef d’Etat, l’élection d’une nouvelle Assemblée et le rétablissement de la Cour constitutionnelle

 

(A suivre).