Les grandes interviews politiques du TEMOIN (fin)

Le Pr El Hadj Mbodj est un éminent constitutionnaliste et politiste, auteur de plusieurs travaux scientifiques sur le droit public et la science politique. Il est également expert en ingénierie constitutionnelle institutionnelle. A ce titre, il a contribué à l’élaboration de textes de sortie de crise pour beaucoup de pays africains. Depuis trois semaines, dans l'interview exclusive

Les grandes interviews politiques du TEMOIN (fin)

PR EL HADJ MBODJ, CONSTITUTIONNALISTE, PROFESSEUR TITULAIRE A L’UNIVERSITE CHEIKH ANTA DIOP DE DAKAR

« Le contexte politique ne permet plus une manipulation constitutionnelle pour transmettre le pouvoir à un dauphin, fut-il biologique ! » 

Le Pr El Hadj Mbodj est un éminent constitutionnaliste et politiste, auteur de plusieurs travaux scientifiques sur le droit public et la science politique. Il est également expert en ingénierie constitutionnelle institutionnelle. A ce titre, il a contribué à l’élaboration de textes de sortie de crise pour beaucoup de pays africains. Depuis trois semaines, dans l'interview exclusive qu’il a accordée au « Témoin »,il a fait le tour de l’actualité politique continentale en analysant longuement les crises politiques nigérienne, ivoirienne, togolaise et guinéenne. Ayant été au cœur des concertations sur le système électoral et médiatique sénégalais, sur le statut de l’opposition et le financement des partis politiques pendant plus d’une décennie, El Hadj Mbodj aborde, dans cette dernière partie l’interview qu’il nous a accordée, la récurrente question électorale, parle de la défaite du pouvoir aux dernières élections locales, de l’émergence d’un nouveau leadership politique dans notre pays, ainsi que la question de la succession du président de la République ou la saisine par l’opposition de la Cour constitutionnelle aux fins de faire constater l’incapacité de Wade à continuer d’exercer le pouvoir.

Source : Le TEMOIN N° 992, Semaine du mercredi 17 au mardi 23 mars 2010, p.10 Email: letemoinhebdo@yahoo.fr 

Comment appréciez-vous la récurrente question électorale où le gouvernement appelle à une concertation dont on ne connaît ni les tenants, ni les aboutissants, ni les termes des cahiers de charges, ni même le calendrier avec au centre du dispositif un personnage aussi controversé que l’actuel ministre de l’Intérieur ?

 

Ma religion est déjà faite sur la question électorale. Au-delà de la personne de M. Bécaye Diop, je considère que le système électoral hérité de l’ancienne métropole et qui faisait du ministre de l’Intérieur, le principal voire l’unique animateur d’un processus électoral qu’il organise et régule à lui tout seul, est archaïque et anachronique par rapport à l’évolution des nouvelles démocraties africaines. L’organisation des élections par une administration électorale inféodée au parti au pouvoir pose un problème d’éthique politique. En effet, membre éminent d’un gouvernement qui est l’émanation institutionnelle du parti au pouvoir, le ministre de l’Intérieur est, dans les faits, politiquement responsable de la victoire électorale de sa famille politique. L’obligation politique de rendre compte qui pèse sur lui s’étend à ses représentants dans les circonscriptions administratives en charge du pilotage, à la base, du processus électoral. 

 

Le parallèle que l’on est tenté de faire avec son homologue français souffre d’un handicap majeur, car force est de reconnaître le caractère républicain de cette administration qui inspire confiance aux acteurs alors que, dans nos pays, la culture républicaine de la neutralité et de la distanciation tarde à prendre racine dans les comportements administratifs. Les refus du ministre de l’Intérieur d’exécuter les décisions de la CENA lors des dernières élections locales en maintenant les listes de Ndoulo et Ndindi sont une illustration bien significative de l’implication de l’administration dans la compétition électorale.

Constatant que les administrations africaines ne sont pas réellement en mesure de garantir leur impartialité lors des scrutins électoraux, les organisations internationales comme l’UA - avec la déclaration de Durban de 2002 et la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance - ou l’OIF dans la « Déclaration de Bamako » de 2000, invitent les Etats à mettre en place des institutions électorales indépendantes pour garantir la régularité des scrutins électoraux en Afrique. Il va sans dire que le ministère de l’Intérieur n’entre pas dans la typologie des institutions électorales indépendantes.

 

J’ai dit quelque part que, avec l’alternance, les conditions étaient réunies pour la résolution heureuse de la question de l’institution électorale indépendante. En effet, le tenant actuel fut un virulent défenseur d’une CENI forte lors des concertations de 1997. Je n’ai pas vu ce qui a changé pour motiver une mise aux oubliettes de ce projet bien généreux pour la démocratie.

 

La question électorale sénégalaise est bien celle de la structure chargée d’organiser les élections. La mise en place d’une structure indépendante chargée de piloter tout le processus électoral sous le contrôle d’un pouvoir judiciaire indépendant apparaît comme la clé de voute d’un système électoral répondant aux canons de la démocratie électorale.

 

Dans l’opposition, il semble exister deux camps pour la prochaine échéance présidentielle : d’une part ceux partisans d’une pluralité des candidatures et, d’autre part, les tenants d’une candidature unique. Quel est votre point de vue sur ce débat ?

 

Je me situe dans la perspective de l’organisation d’élections loyales par le parti au pouvoir sous la pression des bailleurs de fonds tels que la Commission de l’Union européenne qui s’implique de plus en plus dans l’audit du fichier électoral, gage de sa fiabilité.

 

Une élection, faisait malicieusement remarquer quelqu’un, « ne se gagne pas le jour des élections, mais avant ». C’est dire que tout se joue à l’avance. Déjà, dans la phase d’établissement de la liste électorale, l’absence d’un contrôle efficient sur les commissions administratives pouvant conduire ces dernières à manipuler les enrôlements soit en rejetant les électeurs défavorables au parti au pouvoir, soit en amplifiant le volume des partisans, soit en jouant sur le stock mort afin de faire voter des morts le jour du scrutin. Lors de la dernière présidentielle, par exemple, près de un million et demi d‘électeurs inscrits sur les listes n’ont pas pris part au vote soit du fait de la rétention de cartes d’électeurs soit du fait du non arrosage de la circonscription par les commissions de distribution qui orientent ainsi le sens du vote. C’est dire que la mobilisation devra porter essentiellement sur les conditions d’un bon déroulement d’un scrutin loyal, sincère et transparent. Il faut mobiliser dès lors toutes les énergies dans cette direction et se garder de disperser ses munitions dans un combat qui n’emporte pas pour le moment l’adhésion des acteurs sociaux.

 

Pour répondre cependant à votre question sur l’unité ou la pluralité des candidatures de l’opposition au premier tour de la présidentielle de 2012, je crois qu’il faut interroger le mode de scrutin pour trouver une esquisse de solution.

 

En droit électoral, on enseigne que le scrutin majoritaire à deux tours conduit à une pluralité des candidatures au premier tour, aucun candidat n’ayant la possibilité de remporter le scrutin dès le premier tour et au regroupement des candidatures au second tour derrière le candidat de chaque pôle. C’est pourquoi on dit qu’au premier tour on choisit, et au second tour on élimine. En revanche, s’agissant du scrutin majoritaire à un tour où tout se joue à un tour unique de scrutin, le regroupement des partis autour d’un candidat unique est indispensable si l’on veut s’emparer du pouvoir.

 

Ces considérations techniques laissent entières les stratégies électorales les mieux appropriées pour permettre aux coalitions en place de renforcer leur chance de remporter les élections.

 

Je crois qu’il faut aussi mener une réflexion plus approfondie pour la mise en place d’un système institutionnel fonctionnant selon la logique des coalitions car le Sénégal me semble sorti de l’ère d’une monochromie de ses pouvoirs exécutif et législatif.

 

Les élections locales de mars 2009 se sont traduites par une cinglante défaite de la coalition au pouvoir et de ses candidats avec la perte des grandes villes du pays et par l’émergence d’une nouvelle classe de jeunes dirigeants. Comment analysez-vous ce double phénomène sociopolitique, l’échec électoral du régime et le renouvellement-rajeunissement de la classe politique ? Est-ce l’émergence d’une nouvelle capacité citoyenne comme l’ont dit certains ? Commençons d’abord par l’échec électoral du régime…

 

Vous avez raison de parler de cinglante défaite de la coalition Sopi aux locales du 22 mars 2009. Il s’agit non seulement de la perte des collectivités locales les plus utiles, les plus attractives, les plus convoitées que sont les plus grandes villes du Sénégal, mais aussi d’un effritement du capital humain avec un déplacement fort sensible du cœur des électeurs du Sopi vers Bennoo.

 

L’argument de consolation brandie par la « Coalition Sopi » revendiquant la majorité des suffrages exprimés ne résiste point à la rigueur de l’analyse électorale.

 

Vous vous rappelez qu’avant même les élections locales, la « Coalition Sopi « jubilait de sa victoire programmée dans près de 150 collectivités locales où les listes de la coalition Bennoo avaient été déclarées irrecevables. Le bon sens commande alors de retirer tous les suffrages obtenus par la « Coalition Sopi » dans ces 150 circonscriptions pour un décompte équitable des suffrages obtenus. De même, la CENA avait instruit le ministre de l’Intérieur, qui est passé outre, de retirer les listes de la « Coalition Sopi » dans les circonscriptions de Ndoulo et Ndindi. Là aussi, le bon sens recommande de retirer tous les suffrages du Sopi du décompté des suffrages exprimés sur l’ensemble du territoire. Il s’y ajoute enfin les circonscriptions où certains leaders religieux avaient interdit d’autres listes que celles de la coalition Sopi. Vous voyez que les suffrages de la coalition Sopi se rétréciront comme peau de chagrin si on applique avec objectivité les mécanismes, règles et principes d’évaluation des élections.

 

Cela dit, les démocrates de tous bords devraient se réjouir du message citoyen découlant de ces élections. C’est l’invite à une cohabitation entre le pouvoir central et les collectivités décentralisées au grand bonheur de tous les sénégalais, toutes tendances confondues. Les acteurs centraux et locaux de la décentralisation devront respecter la volonté nationale et jouer loyalement le jeu au lieu d’être sur leurs gardes dans l’attente d’un conflit qui ne serait profitable à personne. Les collectivités devront dérouler leurs actions dans le cadre de la loi et l’Etat devra se limiter à la tutelle ou au contrôle de légalité en se gardant d’abuser de la délégation spéciale ou de son pouvoir de révocation pour remettre en cause le choix opéré par les électeurs en mars 2009.

 

Parlons à présent du renouvellement de la classe politique…

 

Autre enseignement des élections de 2009, le rajeunissement de l’élite gouvernante avec la montée en flèche des leaders de la troisième génération après celle des indépendances et des années 1980. L’élection de leaders comme le docteur Malick Diop, l’avocat Birame Sassoum Sy, Papa Sagna Mbaye, Khalifa Sall, Abdoulaye Baldé, Malick Gakou, Abdoulaye Wilane, Barthélémy Diaz … la liste n’est pas exclusive, prouve s’il en est besoin qu’il n’y a pas à s’inquiéter sur la relève du personnel gouvernant au Sénégal. Nos jeunes leaders auront tout le temps de l’apprentissage de la gestion des affaires publiques dans les collectivités placées sous leur autorité et à administrer la preuve de leur compétence à bien gérer les affaires nationales, le jour que le peuple décidera de leur confier son destin.

 

L’opposition a invoqué des raisons d’incapacité physique et mentale du chef de l’Etat avec son âge avancé pour évoquer la possibilité de saisine du Conseil constitutionnel. A–t-elle ce droit? Cette démarche a-t-elle des chances de prospérer ?

 

Vous soulevez là une question très importante qui a été largement débattue, malheureusement à un moment où j’étais loin de ma terre patrie. Je déplore avant tout les menaces injustement et inopportunément proférées contre les leaders de la coalition Benno qui voulaient saisir le Conseil constitutionnel pour faire constater l’empêchement définitif du Président de la République. L’avocat de « l’Etat » - il serait plus approprié de parler d’avocat du PDS ou peut-être d’avocat privé du Président de la République, personne civile, et non de l’Etat dont le monopole de la représentation en justice incombe à l’Agence judiciaire de l’Etat – a qualifié de coup d’Etat une telle action et à menacer ses instigateurs. Je crois qu’il faut arrêter de chercher à faire peur aux citoyens. La vocation de l’avocat est précisément de défendre les libertés fondamentales des citoyens et non de se substituer au parquet pour les poursuites. Enfin, le dernier mot pour la qualification juridique des faits infractionnels revient à la juridiction de jugement. Il me fallait relever ces points pour mieux cadrer le débat dans son contexte scientifique.

 

Pour en revenir à la procédure de déclaration de la carence du pouvoir présidentiel, il reste que le Constituant sénégalais fait du président du Sénat, ou celui qui, le cas échéant, est appelé à le remplacer, la seule autorité investie du pouvoir de saisir le Conseil constitutionnel pour la constatation de la vacance définitive de la présidence de la République. Cette saisine est exclusive et inaliénable. C’est dire que les leaders de l »opposition ne sont pas investis de ce pouvoir de saisine. Tout au plus, peuvent ils introduire une requête auprès du Président du Sénat pour l’inviter à exercer les prérogatives constitutionnelles y afférentes, ce que Pape Diop ne fera pas certainement pas.

 

Pour la symbolique, en dehors du rejet de sa requête par le Conseil constitutionnel, l’opposition ne court aucun risque d’aller jusqu’au bout de sa logique. Je voudrais simplement informer les observateurs qu’il y a déjà eu un précédent de ce genre lorsqu’en avril 1996, le professeur Madior Diouf, en qualité de Secrétaire général du RND, avait saisi le Conseil constitutionnel d’une requête visant à juger inconstitutionnelle la décision du Chef de l’Etat et de son Premier ministre de négocier avec un parti régional, le MFDC, revendiquant l’indépendance de la Casamance. Le Conseil constitutionnel s’est simplement limité à déclarer irrecevable la requête du RND car ne rentrant dans aucun des cas de saisine visés par la Constitution. Que je sache, le professeur Madior Diouf à, l’époque, n’avait nullement été attrait en justice pour tentative de coup d’Etat du fait de l’exercice d’un droit de saisine qui ne lui est pas reconnu par la Constitution. C’est exactement, ce qui pourrait arriver à la requête éventuelle de l’opposition qui sera déclarée irrecevable, même si elle a le mérite d’aller jusqu’au bout de sa logique.

 

On constate de plus en plus une dérive népotiste du pouvoir libéral avec l’implication de la famille du président dans les affaires de l’Etat, avec ces velléités de dévolution monarchique du pouvoir marquée notamment par l’attribution au fils du Président d’un super ministère avec d’importants moyens financiers et politiques avec sa « Génération du concret ». Qu’en pensez-vous ?

 

Ce débat sur la succession me paraît suranné. Dans une démocratie institutionnelle, personne ne peut être indispensable pour l’Etat qui fonctionne selon des normes abstraites, générales et impersonnelles qui garantissent la continuité du pouvoir par delà les personnes physiques qui animent momentanément les institutions. Senghor a donné une leçon de démocratie à toutes les démocraties bananières en quittant volontairement le pouvoir à 74 ans. Abdou Diouf avait bien voulu rempiler au pouvoir, mais le peuple l’a mis à la retraite en lui préférant un leader politique dont la connaissance de l’Etat et des institutions laissait pourtant à désirer. On n’a jamais demandé à Diouf s’il pensait que son successeur était qualifié pour lui succéder.

 

De même, le débat sur la succession de celui qui nous gouverne présentement me paraît futile. Je suis sûr, et il l’a juré d’ailleurs, qu’on ne reviendra jamais plus sur une reproduction de l’article 35 de la Constitution du 7 mars 1963 modifiée en 1976. Le contexte politique ne permet plus une manipulation constitutionnelle pour transmettre le pouvoir à un quelconque dauphin, fut-il biologique. C’est par la voie des urnes que le peuple sénégalais confiera son destin à celui à qui sera confié le pouvoir présidentiel. Que la bataille électorale se déroule selon les règles de l’art afin que le peuple choisisse en toute souveraineté son futur président de la République.

 

Wade a souvent l’habitude de dire qu’il n’a pas d’adversaires à sa mesure dans l’opposition. Vous qui êtes un fin observateur, pensez-vous que ce soit vrai ?

 

Je m’amuse souvent à typer les chefs d’Etat qui se sont succédé à la magistrature suprême. Sous Senghor, nous avions un « Etat-poète » au sens positif dans la mesure où Senghor avait une vision de la société qu’il voulait bâtir en faisant rêver la génération du moment.

 

Avec Diouf, nous avions un « Etat-gestionnaire » animé par des administrateurs relativement froids, préoccupés par les grands équilibres macro économiques et l’efficience dans la gestion des affaires étatiques.

 

Avec notre troisième chef d’Etat, nous tombons malheureusement dans un « Etat-politicien » où la politique, dans son acceptation la plus péjorative (accession, accaparement et allocation autoritaire des ressources publiques, achat et viols des consciences, production de décisions impératives pour les autres) a fini d’étendre ses tentacules sur toute la toile républicaine. 

 

Je confirme en effet que les leaders de l’opposition formés à la bonne école du droit public et de la bonne gouvernance républicaine, pour l’essentiel, sont loin d’être ses alter ego en termes de manipulation politique.

 

Interview réalisée par Ibrahima Mané.