Que le ministre de la Justice aille relire ses cours de droit constitutionnel

Que le ministre de la Justice aille relire ses cours de droit constitutionnel

El Hadj Mbodj, professeur en droit constitutionnel, paraît plus frustré que jamais. Lui qui dit avoir été le premier à dénoncer la Constitution de 2001, n’en peut plus de voir ce texte qu’il considère déjà, comme mal élaboré, être aussi malmené. Le projet de création du poste de vice-président à la sénégalaise a poussé son courroux à son summum. 

 

Et lorsque son ancien camarade de classe, Me Madické Niang, ministre d’Etat, ministre de la Justice, Garde des sceaux, s’évertue à démontrer que la future vice-présidence du Sénégal ne sera pas une institution constitutionnelle, alors là, il ne comprend plus rien. El Hadj Mbodj n’a pu s’empêcher de renvoyer le ministre à ses cours de droit constitutionnel. C’est en somme un El Hadj Mbodj très remonté qui démontre ici, les incohérences inexplicables que recèle le régime politique que concoctent Me Wade et les siens. Le cours de droit constitutionnel du professeur Mbodj…

"Le Quotidien" ''n°1906 Mercredi 20 - Jeudi 21 mai 2009

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Professeur El Hadj Mbodj

Que le ministre de la Justice aille relire ses cours de droit constitutionnel»

 

En tant que citoyen sénégalais et spécialiste du droit constitutionnel, quels sont vos sentiments face à cette nouvelle modification de la Constitution de votre pays ?

 

Je ressens un sentiment de malaise. Cela vient du fait qu’une fois encore, notre Constitution qui est notre charte fondamentale, notre bible quoi qu’en disent d’autres, vient encore de faire l’objet d’une modification. Une retouche qui ne s’inscrit ni dans le sens des préoccupations exprimées par le peuple ni dans le sens des instruments juridiques internationaux qui ont été signés par le Sénégal, comme par exemple, la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance, signée par tous les Etats de la Cedeao. Même si cette charte n’est pas encore appliquée, elle recommande que toute révision constitutionnelle recueille un consensus général. On y précise clairement qu’il faut recourir à un référendum lorsque la révision est liée à la nature du régime politique. Malheureusement, dans le cas présent, nous avons une Assemblée monocolore, monolithique, toute acquise aux désirs du président de la République.

 

A quelles normes du droit constitutionnel répond cette architecture du régime, si la loi venait à être promulguée ?

 

Nous ne parlerons pas de normes constitutionnelles, mais de structuration des régimes politiques. Le droit constitutionnel admet deux grandes catégories de régimes politiques, qui sont : le régime parlementaire et le régime présidentiel.

 

Le régime parlementaire, qui est né de l’histoire politique de la Grande Bretagne, est appliqué un peu partout en Europe et dans beaucoup d’Etats africains. C’est un système qui se caractérise par la séparation des pouvoirs exécutif et législatif, mais également par une collaboration entre les deux pouvoirs. L’instrument de cette collaboration est alors le gouvernement qui est une institution collégiale nommée formellement par le Président. Ce gouvernement est placé sous l’autorité d’un chef qui peut être un Premier ministre, un président du conseil ou un chancelier.

 

Le régime présidentiel, quant à lui, a pour prototype les Etats-Unis d’Amérique. Il est fondé sur la séparation des pouvoirs, mais cette séparation, à la différence du régime parlementaire, est rigide et implique une indépendance organique et constitutionnelle entre l’Exécutif et le Lé-gislatif. Dans le régime présidentiel, en principe, il n’y a pas de gouvernement parce que l’exécutif procède du seul président de la République. Dans ce système, il y a une institution qui est le vice-président dont la vocation est d’assurer la succession du président de la République.

 

Par rapport à ces deux catégories, le régime en place au Sénégal depuis la constitution de 2001 n’est ni l’un ni l’autre. Mais officiellement, on nous dit que c’est un régime parlementaire. Or, il n’y a pas de vice-présidence dans un régime parlementaire. Donc en voulant nommer un vice-président, il y a forcement des confusions. Par rapport à la forme du régime, ces incohérences sont structurelles, mais elles sont aussi fonctionnelles, parce que le vice-président n’a pas de fonctions particulières à avoir dans un régime parlementaire. C’est donc un régime innommé, hétérodoxe qui ne répond à aucune règle constitutionnelle. C’est tout simplement un régime qui semble être bâti par celui qui l’incarne afin essentiellement d’assouvir ses ambitions politiques.

 

Combien de régime du genre connaissez-vous à travers le monde ?

 

Moi, je me réfère aux principes et aux valeurs admis par la science constitutionnelle. En dehors des régimes parlementaire et présidentiel, il y a des régimes mixtes qui empruntent des éléments de part et d’autre tout en restant carrément démocratiques. Ce qui se prépare dans notre pays n’existe pas dans les systèmes constitutionnels organisés. Qu’on me dise que cela existe au Gabon, ce n’est pas une référence en matière d’ingénierie institutionnelle. Le Sénégal et le Gabon constitueront donc des exceptions.

 

Quelles peuvent être les conséquences d’une telle forme de gouvernement sur le fonctionnement des institutions de l’Etat ?

 

Cela va introduire ici des difficultés en ce qui concerne l’articulation des institutions et les relations qu’elles vont entretenir entre elles. Nous savons que le Premier ministre est une institution constitutionnelle parce qu’il dirige le gouvernement qui est chargé de conduire la politique définie par la Nation. Mais pour ce qui est de ce vice-président, je pense qu’il y a une autre idée derrière. En réalité, à mon avis, il va éprouver d’énormes difficultés pour insérer son fonctionnement dans le cadre des institutions de la République. Un vice-président classique, comme c’est le cas aux Etats-Unis, n’a qu’une seule fonction : assurer la continuité du pouvoir exécutif en cas de vacance, sans qu’il soit nécessaire d’organiser des élections anticipées. Certains disent que le vice-président américain possède un pouvoir législatif, car il est aussi président du Sénat. Il peut présider les travaux du Sénat et départager les sénateurs en cas d’égalité dans un vote. Mais concernant l’Exécutif, le vice-président n’a aucun pouvoir. Seulement, le président peut lui confier des missions particulières ; ce qui d’ailleurs ne relève pas de la Constitution.

 

Pour ce qui nous concerne, ce que je trouve de très drôle, c’est qu’on essaie de définir de manière négative les compétences du vice-président. On ne parle que de ce qu’il ne peut pas faire, ce n’est pas ce qui intéresse le peuple sénégalais. Il faut d’abord tirer ce point au clair. On nous dit aussi qu’il est là pour assurer une proximité entre le président de la République et le peuple ; c’est un peu comme si on nous avouait que le chef de l’Etat est complètement déconnecté des réalités de la masse.

 

Mais selon les explications du ministre de la Justice, cette vice-présidence n’est pas une institution. Comment cela peut-il être possible ?

 

Peut-être qu’il lui faudra revoir la définition du mot «institution» dans ce contexte précis. Il faut qu’il revoie ses cours de droit constitutionnel. Je rappelle que lui et moi avions quand même fait la classe ensemble. André Houriou définit l’institution comme la chose créée par l’homme. L’institution politique, c’est la chose, l’organisation qui a été créée en vue de donner une âme à la politique, à l’Etat qui est une abstraction. L’Etat n’a pas d’existence physique, mais nous savons tous que sa volonté est exprimée par des institutions et des organisations. Maintenant, la question est de savoir s’il s’agit d’une institution constitutionnelle ou d’une institution non constitutionnelle. Une institution constitutionnelle est celle qui a été prévue et insérée dans le dispositif constitutionnel. Si ce qui se passe est effectivement une révision constitutionnelle, c’est la loi fondamentale elle-même qui va prévoir l’existence de cette vice-présidence. Donc, cette personnalité est une institution qui a été prévue et organisée par la Constitution ; elle restera bien sûr une institution constitutionnelle, quoi qu’en disent d’autres.

 

Comme beaucoup le pensent, y a-t-il risque de conflit de compétences entre le Premier ministre et le vice-président ?

 

Il y a de fortes chances qu’il y ait des conflits de compétences, en ce sens que le Premier ministre et son gouvernement sont chargés d’appliquer la politique définie par le président de la République. Or, il se trouve que le chef de l’Etat peut aussi déléguer des compétences à son vice-président. Ces compétences peuvent être exercées au nom et pour le compte du président sur le gouvernement ; d’où des risques de frictions entre le chef de gouvernement et le vice-président.

 

Normalement, le vice-président n’intervient pas dans la mise en œuvre de la politique de la Nation. En principe, il est aux côtés du président de la République pour le remplacer en cas de vacance du pouvoir et non pas pour se substituer aux institutions existantes.

 

A l’allure où vont les choses, est ce qu’on ne dira pas finalement que le vice-président pourrait être amené à remplacer le Président en cas de vacance du pouvoir ?

 

En ce moment précis, je ne suis pas en mesure de vous dire si le vice-président va exercer le pouvoir en cas de vacance. Tout dépendra de la loi constitutionnelle finalisée. Il y a un processus en cours. Le projet est déjà adopté par l’Assemblée nationale ; il sera ensuite soumis à l’approbation du Sénat et le congrès se réunira pour adopter la révision constitutionnelle. Donc à chaque étape de la procédure, des amendements peuvent être apportés au texte pour l’orienter dans un sens ou dans l’autre. Il faut comprendre qu’il n’est pas exclu qu’au cours du processus, un député ou un sénateur se présente avec un amendement qui fera du vice-président, le successeur constitutionnel du président de la République. Dans ce cas, le chef de l’Etat n’aura plus qu’à dire que cette idée vient du législateur et non de lui. C’est un peu un jeu de ruse et de cache-cache avec le peuple qui se prépare. Il faut qu’on sache exactement ce qu’on vise en créant cette institution-là.

 

A l’état actuel de la Constitution sénégalaise, en cas de vacance, c’est le président du Sénat qui assure la suppléance du président de la République en attendant l’organisation d’élections anticipées. Ce qu’on peut craindre, c’est qu’il y ait cet amendement qui permette au vice-président de devenir automatiquement le chef de l’Etat. Qu’on dise qu’il va assurer soit l’intérim ou qu’il deviendra d’office Président, à l’image de l’article 35 de la Constitution sénégalaise de 1963. Ils peuvent aussi dire que, dans ces conditions, le Président peut se réserver un pouvoir discrétionnaire dans le choix d’un successeur non investi d’une légitimité électorale. Voilà ce qu’il faut craindre.

 

Source: "Le Quotidien" n°1906 Mercredi 20 - Jeudi 21 mai 2009

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